Passer en mode dégradé par temps de… Leave a comment

« La mise en œuvre des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et organisationnelles, que ce soit dans le champ sanitaire aussi bien que social ou médicosocial, se heurte régulièrement à la question de leur applicabilité. » Dans le contexte de désertification médicale et paramédicale que nous traversons, ce constat pourrait paraître banal… s’il n’était pas dressé par ceux qui sont chargés de valider lesdites recommandations de bonnes pratiques : les membres du collège de la Haute Autorité de santé (HAS). Dans une lettre ouverte publiée fin mars, ces derniers alertaient en effet sur « lincapacité à délivrer des soins ou des accompagnements de qualité » dans laquelle se trouvent trop souvent les professionnels de santé, faute de collègues en nombre suffisant.

Face à une telle situation, la solution devrait être simple : recruter, afin de pouvoir assurer des soins conformes aux standards les plus exigeants. Le problème, c’est qu’on ne peut pas recruter des soignants qui, dans certains secteurs au moins, n’existent tout simplement pas. Et quand les ressources ne peuvent pas s’adapter aux recommandations, il n’y a qu’une solution logique envisageable : adapter les recommandations aux ressources, afin de tirer le meilleur parti de celles dont on dispose.

On s’adapte… de gré ou de force

C’est d’ailleurs ce que font, depuis longtemps, les soignants les plus touchés par la pénurie, dont les psychiatres de Seine-Saint-Denis font assurément partie. « Dans le département, il y a des villes entières où les structures de soins ne peuvent prendre aucun nouveau patient, ou seulement ceux qui ont fait un acte auto-agressif, explique le Pr Thierry Baubet, chef du service de psychopathologie à l’hôpital Avicenne de Bobigny. On est donc complètement en dehors des clous, on est au-delà de la non-application des recos, cest de la non-prise en charge… »

Une situation face à laquelle les soignants séquano-dionysiens sont bien loin de rester les bras croisés : de gré ou de force, ils s’adaptent. « Normalement, à la Maison des ados, la porte dentrée devrait être le médecin, pour faire un diagnostic et donner la conduite à tenir, poursuit Thierry Baubet. Mais chez nous, les adolescents sont reçus par un binôme infirmier-psychologue, ou psychologue-assistante sociale, qui fait une évaluation sur deux ou trois rendez-vous. Un point est ensuite fait avec le médecin, pour décider sil faut des soins ou pas. »

Le soin, rien que le soin

Et il serait illusoire de s’imaginer que de telles entorses aux prises en charge théoriques sont l’apanage des spécialités les plus en difficulté comme la psychiatrie, ou des territoires les plus défavorisés comme la Seine-Saint-Denis. « Nous sommes tous frustrés dans notre exercice quotidien par le manque de temps, qui ne nous permet pas daller au-delà du soin pur et dur, regrette le Dr Antoinette Perlat, PH en médecine interne au CHU de Rennes. Je pense à un exemple tout bête : nous prenons en charge des patients qui ont un déficit immunitaire, et normalement, si on faisait les choses comme le souhaite notre centre de référence, il devrait y avoir un parcours coordonné quand ils passent dune prise en charge pédiatrique à une prise en charge adulte. Dans la pratique, on na pas le temps de formaliser ce parcours. »

Bien sûr, les soins sont assurés, et la qualité reste au rendez-vous, complète la praticienne bretonne. Mais « le temps pour rencontrer les familles, expliquer les pathologies, les traitements, les effets secondaires », qui est nécessaire pour améliorer l’adhésion et donc l’efficacité des prises en charge, lui, reste tout simplement hors de portée de la pratique quotidienne. Quand un jeune antérieurement suivi en pédiatrie arrive dans son service, au lieu du parcours coordonné attendu, Antoinette Perlat doit donc bien souvent se contenter d’un simple courrier.

Déni de réalité

La grande question, quand on voit comment les équipes s’adaptent, avec les moyens du bord, à la pénurie ambiante, est de savoir si les autorités ne pourraient pas leur venir en aide en les éclairant et en leur fournissant des recos adaptées au contexte de pénurie, un peu à la manière dont certaines sociétés savantes ont su, durant la crise sanitaire, adapter leurs recommandations pour établir des priorités et limiter les pertes de chance. Mais pour l’instant, une telle démarche semble encore loin des mentalités médicales. « Je pense quil y a chez nos sociétés savantes une forme de dénégation de la réalité du problème, même en psychiatrie », estime Thierry Baubet, qui pense pourtant qu’on gagnerait à confier, de manière formalisée, davantage de responsabilités à des professionnels tels que les psychologues ou les infirmiers spécialisés.

Son collègue le Pr Bruno Falissard, pédopsychiatre et professeur de santé publique à Paris, est du même avis. « Il va falloir que les autorités sadaptent et proposent que les soins soient dégradés dans certaines conditions, estime-t-il. La prise de conscience nest pas encore là, mais elle commence à arriver. » Et le spécialiste de pointer l’émergence d’un nouveau champ de recherche, l’implementation research, qui dispose de ses propres revues, et qui étudie la manière dont les résultats scientifiques théoriques peuvent être traduits dans la vraie vie, avec ses contraintes et ses goulots d’étranglement parfois bien différents du contexte que l’on rencontre lors d’un essai clinique randomisé.

Mais du côté de la HAS, on est loin d’être disposé à se résoudre à adapter les recos à la pénurie de personnel. « Nous ne sommes pas là pour dégrader les recommandations en fonction des moyens disponibles, affirme haut et fort le Pr Dominique Le Guludec, présidente du collège de la vénérable institution. Nous navons pas à nous adapter à la pénurie. » Jusqu’à quand ?

 

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