Elle est partie de sa Colombie natale à 18 ans, en 2005, pour faire ses études en Suisse à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Dix-sept ans plus tard, Maria Beltran habite toujours à Genève. On fait sa connaissance dans un café à proximité de la place du Bourg-de-Four, en vieille-ville. «Vivre en Suisse n’était pas vraiment un dépaysement pour moi, explique-t-elle. Une partie de ma famille est installée ici et je m’y rendais souvent en vacances quand j’étais plus jeune. J’ai étudié au lycée français en Colombie, je n’ai donc pas eu de mal au niveau de la langue.»
Maria Beltran a effectué un bachelor en design industriel à l’ECAL. Passionnée par les objets physiques en général – elle crée des produits de cosmétique naturelle dans son temps libre –, elle découvre durant ses études les nouvelles technologies et la programmation. Elle décide alors de changer d’orientation et se lance dans un master à Genève au sein d’une nouvelle filière dans le domaine du media design.
C’est durant cette période qu’elle rencontre Emilie et Sylvain Joly, avec qui elle a fondé en 2014 Apelab, une start-up qui évolue dans le domaine de l’«interaction design», soit la conception de produits, d’environnements, de systèmes et de services numériques interactifs.
Un projet qui s’est adapté
«Nous nous sommes intéressés à ce domaine, qui était complètement novateur à l’époque, parce que Sylvain Joly avait réalisé une série animée interactive à 360 degrés pour appareil mobile en 2012, et elle a rencontré un franc succès», explique Maria Beltran. Lorsqu’une opportunité se crée pour rejoindre l’incubateur de la fondation Ahead, les trois compères n’hésitent pas et se lancent dans cette aventure qui, huit ans plus tard, a beaucoup évolué.
Au départ, il s’agissait d’un projet «beaucoup plus éclectique», selon les termes de Maria Beltran. Aujourd’hui, Apelab est devenue Zoe Immersive, une plateforme destinée à l’apprentissage qui permet aux non-codeurs de créer facilement des expériences 3D interactives. La start-up a commencé en créant aussi ses propres produits narratifs. Cette dimension artistique a permis à la start-up de bénéficier de subventions d’acteurs culturels comme Pro Helvetia. L’art est d’ailleurs un domaine familier pour Maria Beltran, puisque ses deux parents travaillent dans ce domaine.
Grâce à la technologie, Apelab a développé des histoires interactives, basée sur de la narration à embranchements. A travers un smartphone, en fonction de l’orientation du point de vue de l’utilisateur, il était possible de suivre l’histoire d’un personnage en particulier. Lorsque la réalité virtuelle fait son retour en force dans les années 2015, Apelab transpose ses activités dans cette dimension.
«On s’est rapidement rendu compte qu’il y avait surtout une demande pour nos outils de création, et nous nous sommes peu à peu concentrés uniquement sur le développement d’une application permettant de créer du contenu 3D interactif directement en réalité virtuelle», relate Maria Beltran. Ce sont plutôt des enseignants qui s’intéressent à cette technologie, avec laquelle ils peuvent inviter les étudiants à créer leurs propres jeux ou histoires. Apelab a d’ailleurs très vite ouvert une antenne aux Etats-Unis, où vivent désormais Emilie et Sylvain Joly. C’est essentiellement là-bas que l’intérêt est le plus marqué pour cette technologie.
Aujourd’hui, Zoe Immersive propose une application dédiée qui permet à n’importe qui de créer une expérience interactive sans savoir programmer. «Grâce à la programmation visuelle, les utilisateurs ont la capacité de tout faire par eux-mêmes, sans avoir besoin des connaissances techniques pointues de programmation», résume Maria Beltran.
L’aventure n’est pourtant pas de tout repos. L’année 2018 a été particulièrement difficile pour la start-up. «Nous avons réalisé d’importantes dépenses pour développer nos outils, et ils n’ont pas eu le succès espéré dans un premier temps», relate la co-fondatrice. S’il y a un terme qui caractérise l’expérience de Maria Beltran et ses deux collègues, c’est l’adaptation. Loin de jeter l’éponge face aux difficultés, ils décident de se concentrer sur le segment de l’éducation. En 2020, Zoe Immersive rejoint le Swiss Edtech Collider, un hub de l’innovation destiné aux innovations dans le domaine de l’éducation, basé dans le parc d’innovation de l’EPFL.
Mais la pandémie de Covid-19 fait irruption, et c’est toute une dynamique qui est brusquement freinée. «Cette période n’a pas été facile, car nous n’avons pas pu croître comme nous l’aurions souhaité», soupire Maria Beltran. Pas de quoi baisser les épaules pour autant: la période est aussi propice à la réflexion.
De son côté, Maria Beltran réévalue ses priorités personnelles. Depuis toujours, elle est sensible aux questions environnementales et, dans son quotidien en Suisse, s’y intéresse davantage au fil des ans. «En Colombie, il n’y a pas vraiment le temps pour cela, la question ne se pose pas de la même manière qu’ici où des démarches comme le tri sont entrées dans les mœurs depuis un moment», précise-t-elle. Il y a un peu plus d’une année, elle décide de passer au végétarisme.
Casque de réalité virtuelle
Maria Beltran n’est pas une geek, même si son travail consiste aujourd’hui essentiellement à interagir avec des écrans. En parallèle, elle pratique le foot dans un club de 3e ligue. «Je continue à en faire deux fois par semaine, c’est important pour moi d’avoir un ancrage avec la réalité, même si ça peut sembler paradoxal avec mes activités.» Le foot, c’est une passion qu’elle a depuis l’âge de trois ans. Malheureusement, en Colombie, le football féminin n’avait pas la cote à cette époque. Avant son installation en Suisse, elle l’a surtout pratiqué comme loisir. Elle se réjouit d’ailleurs de voir que la discipline féminine commence à trouver un écho de plus en plus marqué.
Ce besoin d’être ancrée avec le réel pousse d’ailleurs Maria Beltran à penser que l’avenir des technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée prendra forme avec la réalité mixte. Bien que Zoe Immersive ait développé son application de création pour les casques de réalité virtuelle – en collaboration avec la société Oculus appartenant à Meta, anciennement Facebook –, la start-up lance bientôt une version mobile et travaille sur une version en réalité augmentée. «L’Oculus Quest 2 intègre des caméras qui permettent de voir autour de soi, relève Maria Beltran. Je pense qu’à l’avenir, on va voir de plus en plus d’applications destinées à la réalité mixte, parce que les utilisateurs voudront continuer à voir ce qui les entoure.»
La pandémie a donc été source d’inspiration pour Maria Beltran, Emilie et Sylvain Joly. Ils développent actuellement une nouvelle couche d’interaction pour leur outil, qui permettra à tous les créateurs qui l’utilisent d’interagir dans un environnement 3D avec les autres. «Ce sera l’occasion de collaborer à travers le monde entier. C’est une fonctionnalité que les utilisateurs nous demandent souvent», se réjouit Maria Beltran. Et les mesures sanitaires, qui ont poussé les gens à travailler depuis chez eux, a popularisé les outils numériques de collaboration.
Là où le secret réside
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Meta ou Microsoft développent des services de visioconférence en réalité virtuelle. Et l’un des concurrents indirects de Zoe Immersive s’appelle… Roblox. Ce jeu vidéo «bac à sable» permet à n’importe quel joueur de créer son propre jeu avec les outils mis à disposition par les développeurs. Souvent cité comme un exemple concret de métavers, Roblox a atteint un pic d’utilisateurs mensuels moyens de 200 millions en avril 2021. C’est dire à quel point la création interactive a du potentiel.
L’aventure de Zoe Immersive n’est pourtant pas terminée, parce que l’entreprise n’a pas encore atteint le stade de l’autofinancement. Elle s’est récemment lancée dans un «equity-crowdfunding» sur Startengine, une forme de financement participatif qui permet aux donateurs d’acquérir des parts de Zoe Immersive. Ce choix vise à créer une communauté de créateurs autour des outils de la start-up. Si les outils continueront à conserver une dimension éducative forte, l’idée à terme est de les rendre accessible à tout un chacun.
Quand on lui demande ce que le terme «innovation» évoque pour elle, Maria Beltran sourit. «C’est une vaste question. Lorsque nous nous sommes lancés dans cette aventure, nous n’avions pas vraiment envisagé d’innover sous cette forme. Bien sûr, nous avions l’ambition d’innover, mais pas spécifiquement sur l’aspect software. Nous avons créé des outils qui correspondent à nos intérêts, et c’est avec le recul que nous avons réalisé que c’était cet aspect qui était typiquement novateur.» Surtout, l’innovation est une perpétuelle remise en question, une adaptation permanente aux changements du monde. Et ça, Maria Beltran l’applique aussi dans sa vie de tous les jours. C’est peut-être ça le secret de l’innovation: voir dans les difficultés des opportunités d’apprendre et de changer.