Dans le salon, la nonagénaire Françoise Thémire, atteinte d’Alzheimer, regarde le journal télévisé auprès de son colocataire Omar, un étudiant, avant de déjeuner ensemble. Depuis janvier, ils vivent dans une colocation inédite pensée comme alternative aux Ehpad, à l’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne).
Françoise, Marie-Pierre et Salvatore, atteints d’Alzheimer, ont emménagé il y a trois semaines dans ce pavillon lumineux, décoré de vitraux et situé à une dizaine de kilomètres au sud de Paris, où ils ont chacun leur chambre, leurs affaires et la liberté de choisir leurs occupations du jour.
Coïncidence : leur emménagement a eu lieu la semaine de la publication du livre-enquête “Les Fossoyeurs”, dénonçant les maltraitances subies dans de nombreux Ehpad.
“Ce que j’aime ici, c’est de vivre tranquille, parce que je suis chez moi”, confie avec un sourire franc Françoise, élégamment vêtue d’un gilet jaune or. “J’aime le jardin, je vis normalement, et il y a tout à faire, comme dans un appartement”, poursuit la nonagénaire, qui y a rencontré Omar, étudiant colombien de 39 ans.
“Il est sympa”, dit Françoise.
Arrivé en France en septembre, Omar Nino est logé contre service dans la colocation: il doit être présent six nuits par semaine, pour apporter du soutien à l’auxiliaire de vie si besoin.
Il a choisi de s’investir davantage. “Avec Françoise, on parle souvent des coutumes parisiennes. Avec Marie-Pierre, je vais me balader au marché”.
Cette promesse d’un quotidien ouvert sur l’extérieur, loin de “l’enfermement” des Ehpad, soulage Agathe Charnet, la fille de Marie-Pierre.
– “C’est chez elle” –
Depuis la découverte de la maladie précoce de sa mère, en 2018, Agathe cherchait “une solution” pour que celle-ci “vive sa maladie en toute dignité”, mais “commençait à désespérer” de devoir la placer dans un établissement médicalisé – une mesure “hyper drastique”.
“Là, j’ai un peu la sensation qu’elle a trouvé un lieu où elle est bien, où elle chez elle”, confie à l’AFP la jeune femme de 30 ans. “C’est un +chez elle+ un peu particulier, avec des auxiliaires de vie qui sont là pour s’occuper d’elle, mais il n’y a pas de blouse blanche, pas de lit médicalisé”.
Avec un “vrai esprit de colocation”. “Ils préparent les repas ensemble, on n’a pas à s’inscrire pour venir déjeuner. Si ma mère veut venir dormir chez moi, elle vient dormir chez moi, si on veut partir en vacances, on part en vacances… C’est chez elle”.
Chez elle, même si, parfois, Marie-Pierre ne “sait pas” si sa chambre à l’étage est bien la sienne.
“Pour les personnes atteintes d’Alzheimer, qui sont en perte de repère, partir en Ehpad, dans une grande structure, va être beaucoup de désorientation”, explique Clément Saint Olive, cofondateur de l’entreprise “Biens Communs”, à l’origine de cette colocation.
– “L’tourbillon de la vie” –
“L’avantage d’une petite maison, avec huit colocataires, est de retrouver les codes et les repères avec lesquels on a vécu. On connaît les gens, les recoins de la maison”, explique Clément Saint Olive, qui a un projet similaire à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine).
A L’Haÿ-les-Roses, les actuels colocataires versent entre 2.000 et 3.500 euros nets par mois en fonction des aides perçues.
Un “Conseil des colocs” – un groupe Whatsapp et des réunions avec les familles, l’animatrice de l’habitat partagé, l’étudiant et un médecin traitant – permet d’organiser la vie commune.
Pour l’animatrice, Isabelle Vignaud, rien à voir avec ses débuts de carrière en Ehpad : “un mouroir”, où les personnes “déclinent très vite”, explique la professionnelle de 59 ans.
“Ici, on a le temps de comprendre la personnalité des patients”, se réjouit l’auxiliaire de vie Néné Djouhe Diallo, 29 ans.
Pour faire plaisir à Marie-Pierre, les auxiliaires ont pris l’habitude de diffuser ses musiques préférées. Dalida et Jeanne Moreau invitées à la coloc’.
Quand les premières notes résonnent , Marie-Pierre se fige. Les mains dans les poches, l’air de rien, la cinquantenaire fredonne d’une voix claire: “C’est l’tourbillon de la vie…”
“Ma mère adore chanter et danser, c’est ses kiff’ dans la vie”, rit Agathe. “Même si on sait que la maladie l’emmène vers toujours plus de dépendance, j’ai plus l’impression qu’elle vit ici une nouvelle vie, qu’une fin de vie”.