Comment amener de l’innovation et du plaisir dans la salle d’urgence Leave a comment

– Pourquoi faites-vous ce travail?

– Si vous aviez une baguette magique, qu’est-ce que vous feriez?

La démarche peut sembler un peu candide. Les infirmières d’une salle d’urgence ont bien d’autres choses à faire que de s’imaginer en fée des étoiles. Mais c’est très sérieux.

Ils effectuaient un stage de leadership et d’innovation avec le Living Lab de Charlevoix.

La région au nord de Québec bénéficie depuis bientôt trois ans de ce laboratoire vivant de recherche en médecine d’urgence. Son terrain d’expérimentation : les hôpitaux de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie.

Créé par des professeurs et des chercheurs de l’Université Laval, il envoie par exemple des étudiants et des résidents en médecine sur le terrain pour rencontrer les professionnels de la santé, cerner des problèmes et trouver des solutions qui permettront d’améliorer le quotidien des urgences.

Les bonnes idées testées sur place pourraient éventuellement bénéficier aussi à d’autres hôpitaux en milieu rural ou urbain. C’est l’objectif et l’ambition.

Par exemple, le recrutement et la rétention d’infirmières : une thématique presque universelle… le Living Lab Charlevoix planche là-dessus en ce moment.

Deux infirmières avec masque de procédure

L’infirmière Émilie Allaire (à droite), en compagnie de sa collègue Mylaine Gauthier.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

La région est aux prises avec une pénurie depuis de nombreuses années. Les infirmières (et rares infirmiers) s’épuisent à faire des heures supplémentaires ou angoissent à l’idée d’en faire de manière imposée. Cette situation génère de l’épuisement et beaucoup d’absences de dernière minute, alimentant le cercle vicieux du manque de main-d’œuvre.

Au début de l’été 2021, le nombre de quarts à combler en temps supplémentaire était si élevé que les urgences allaient devoir fermer le soir et la nuit. Tout le monde a été sous le choc, raconte Emilie Allaire, infirmière à l’urgence de Baie-Saint-Paul. C’était dans ma tête inconcevable de fermer une salle d’urgence, dit-elle.

Les conséquences auraient pu être catastrophiques pour la population locale et les touristes, éparpillés dans une vaste zone géographique. Du Massif jusqu’à Baie-Sainte-Catherine, près de Tadoussac, elle s’étire le long du fleuve sur 150 kilomètres.

C’est à ce moment-là que Cody Rozon, 21 ans, et Émeryck Plante-Belleau, 20 ans, respectivement en 3e et 2e année de médecine, ont commencé leur stage.

L’humilité est au cœur du stage : écouter les gens, essayer de se mettre à leur place, indique le professeur Richard Fleet, titulaire de la Chaire de recherche et d’innovation en médecine d’urgence à l’Université Laval.

Groupe de personnes debout et une infirmière accoudée au comptoir à l'urgence

Rencontre entre les étudiants en médecine et les infirmières pour faire le bilan du stage de leadership et d’innovation.

Photo : Radio-Canada / Chaire de recherche en médecine d’urgence

Ce stage de quelques semaines englobe des lectures, des visioconférences, de grands entretiens avec des personnalités inspirantes, des ateliers de réflexion. Mais aussi une partie sur le terrain, suivant la méthode du design thinking, ou pensée de conception, habituellement utilisée pour la création d’un nouveau produit ou service.

C’est une technique pour amener de la culture d’innovation, explique Jennie Barrette, coordonnatrice des relations avec la communauté pour le Living Lab. On va apprendre aux étudiants à observer, interviewer, savoir comment poser des questions pour comprendre le fond du problème. Suivront les phases d’idéation, de création de projets pilotes, de test, de rétroaction et d’amélioration. La boucle d’innovation peut se répéter ainsi à l’infini.

Il n’a pas fallu avoir des années d’expérience pour pouvoir s’attarder à une problématique et essayer de brainstormer des solutions, se réjouit Emeryck, qui a interviewé des infirmières. On n’a pas de place attitrée dans l’organigramme du Centre intégré universitaire de santé et de services sociauxCIUSSS, on n’est pas gestionnaires, on n’est même pas médecins, donc ça leur a permis de s’exprimer sans filtre.

D’autant plus que les témoignages ont été recueillis de façon anonyme.

« La grande solution qui est vraiment au centre de toutes les autres, c’est un meilleur corridor de communication entre la gestion et le personnel. Une approche décentralisée, empathique »

— Une citation de  Emeryck Plante-Belleau, étudiant en médecine

Puis les stagiaires ont analysé les réponses et les pistes de solutions proposées. Ils ont présenté leur rapport aux infirmières, avant de l’envoyer au Centre intégré universitaire de santé et de services sociauxCIUSSS de la Capitale-Nationale.

Des femmes debout dans des locaux blancs et jaunes lumineux

Les infirmières des urgences de Baie-Saint-Paul, au poste de triage.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Quelques pistes de solutions :

  • L’horaire de travail de 12 heures pour diminuer le temps supplémentaire obligatoire
  • Éduquer la population pour qu’elle se présente moins à l’urgence
  • Ouvrir des plages horaires aux groupe de médecine de familleGMF pour les cas non urgents
  • Engager du personnel pour les tâches connexes, administratives et la désinfection
  • Engager des infirmières responsables des prises de sang dans les GMF
  • Promouvoir la profession dans les écoles secondaires et les cégeps de la région
  • Déconstruire les préjugés pour attirer davantage d’hommes dans la profession
  • Créer un stage de leadership et d’innovation pour les infirmières
  • Offrir aux infirmières de grands centres des périodes d’essai de pratique en région avec logement payé
  • Offrir aux infirmières de Charlevoix une prime d’éloignement

Contrairement à d’autres rapports, celui-là ne s’est pas retrouvé sur une tablette. L’une des solutions proposées a d’ailleurs été appliquée avant même d’être écrite.

Des quarts de travail de 12 heures

La formule des quarts de 12 heures existe déjà dans certains hôpitaux du Québec ou du Canada, mais est encore rare dans la province.

« D’elles-mêmes, les infirmières ont dit : si vous nous donnez carte blanche pour résoudre le problème, on va vous couvrir les 300 et quelques quarts non comblés. Et c’est ce qu’elles ont fait. »

— Une citation de  Richard Fleet, médecin-urgentologue et chercheur principal du Living Lab Charlevoix

Groupe de personnes debout dans un couloir d'hôpital

Le chercheur Richard Fleet et ses étudiants rencontrent les infirmières de l’urgence de Baie-Saint-Paul.

Photo : Radio-Canada / Chaire de recherche en médecine d’urgence

Les infirmières ont avancé cette idée pour maintenir l’urgence ouverte durant l’été : travailler 12 heures, 7 jours par semaine, suivis de 7 jours de congé, sans prendre de vacances. Et ça a marché. J’aimerais vraiment qu’on donne le crédit aux infirmières, dit Richard Fleet.

Le chef de service des urgences de Charlevoix, Donald Caron, était prêt à les suivre dans cette idée encore jamais appliquée. Oui, je suis payé pour être le patron et prendre des décisions, mais moi, Donald Caron, je suis qui pour te dire comment faire ton travail? C’est toi l’infirmière, c’est toi l’experte.

Des résultats étonnants

Infirmières des urgences de Charlevoix – variations entre l’été 2020 et 2021 :

  • Diminution du temps supplémentaire de 51 %
  • Diminution du temps supplémentaire obligatoire (TSO) de 90 %
  • Diminution des absences de dernière minute de 90 %
  • Fin des congés pour épuisement ou raison psychologique
  • Fin du recours à la main-d’œuvre indépendante
  • Meilleur climat de travail

Source : Donald Caron, chef des urgences.

À l’automne, en voyant ses indicateurs de performance au beau fixe, Donald Caron était encore plus convaincu de laisser le pouvoir aux infirmières.

« Mon objectif depuis deux ans, c’est de mettre en place un principe de leadership partagé et de faire de l’autogestion de personnel. Ça se passe au privé, souvent. Dans le public, le réseau de la santé, c’est vraiment plus rare. »

— Une citation de  Donald Caron, chef de service des urgences de Charlevoix

Un monsieur à lunettes avec masque de procédure devant un tableau blanc où sont inscrits les noms du personnel en poste

Le gestionnaire Donald Caron devant le tableau des horaires de l’urgence de Baie-Saint-Paul.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

La confection d’horaires peut être un véritable casse-tête. Lorsqu’il a demandé à son personnel s’il souhaitait poursuivre la même formule pour les mois suivants, une multitude de propositions ont déferlé.

L’infirmière Melany Kirouac apprécie les quarts de 12 heures, qui permettent de condenser la semaine de travail. On va gagner au niveau du temps. Ce temps-là, souvent nous autres, on le gagne au niveau familial.

Mais sa collègue Marianne Dufour préfère les quarts de 8 heures, qui lui permettent d’aller chercher ses enfants à la garderie et de préserver son énergie. Dans une place comme l’urgence, quand c’est achalandé 12 heures de temps, c’est extrêmement fatigant.

Toutefois, avec des journées de 8 heures, il y a le risque accru de faire du temps supplémentaire obligatoire.

« Notre chef de service a respecté notre choix, il a toujours été ouvert aussi à nos questionnements. On a été respectées là-dedans, c’est ça qui est important. »

— Une citation de  Marianne Dufour, infirmière

Une jeune femme aux cheveux blonds attachés, de dos, en train d'écrire sur un calepin à côté d'un téléphone.

Marianne est infirmière et mère de trois enfants. Le quart de travail de 12 heures ne lui convient pas.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Pour l’automne, le gestionnaire Donald Caron a carrément laissé les 25 infirmières de Baie-Saint-Paul s’organiser entre elles pour faire leur horaire, avec des règles à respecter, comme l’ancienneté et la nécessité de combler les besoins du service. Voici votre carré de sable!, leur a-t-il dit.

Deux jours plus tard, elles lui ont présenté un horaire sur lequel elles s’étaient entendues. Au prix de quelques compromis sans doute, mais avec cette sensation d’avoir eu le choix.

Vous comprenez que, comme gestionnaire, ça prend un méchant lâcher-prise, raconte-t-il, le sourire en coin, dans son bureau de Baie-Saint-Paul, début décembre.

Assez vite, il a pu constater que les absences de dernière minute, le temps supplémentaire obligatoire, les congés pour épuisement et les tensions au travail diminuaient aussi sûrement que les infirmières reprenaient du contrôle sur leur emploi du temps et leur vie.

Souvent, dans la santé, les décisions te viennent d’en haut, sont imposées, explique Melany Kirouac. Tandis que maintenant, on a une situation dans laquelle on a pris part, la décision vient de nous, la solution aussi. Ça fait la différence dans ton sens d’appartenance à ton équipe, à ton établissement.

Des leçons à tirer

Les étudiants en médecine, en stage cet été avec le Living Lab, tirent beaucoup d’enseignements de cette expérience. Cody Rozon, 21 ans, en 3e année de médecine, retient en particulier l’importance de l’écoute.

« La puissance de simplement s’arrêter puis d’écouter, avec une ouverture d’esprit… Ça peut sembler un peu niaiseux, mais c’est le genre de truc qu’on ne fait peut-être pas assez, en ce moment. »

— Une citation de  Cody Rozon, étudiant en médecine

Le jeune homme en coupe-vent bleu, avec une casquette et un appareil photo, assis sur une plage de cailloux.

Cody Rozon, étudiant en 3e année de médecine

Photo : Gracieuseté

Il remarque que l’on peut trouver des solutions en accordant plus d’autonomie aux personnes qui sont directement impliquées dans les problèmes. C’est important aussi, dit-il, de croire qu’on est capable de sortir de la boîte, puis se laisser l’opportunité et la chance de le faire.

Cody Rozon retient la technique du design thinking : On essaie une solution à petite échelle. Puis on analyse comment ça s’est passé, les bons points, les mauvais points, puis après ça, on modifie un peu, puis on réessaie. C’est ça qui est le fun et qui est beau avec le Living Lab.

Emeryck Plante-Belleau, étudiant en 2e année de médecine, est du même avis. Dans deux ans environ, ils seront médecins résidents et comptent bien continuer à distiller autour d’eux une culture d’innovation.

Ils nous disent qu’ils n’apprennent pas ça souvent dans les facultés de médecine, indique l’urgentologue et chercheur Richard Fleet. Ils ne viendront pas tous travailler dans Charlevoix, malheureusement, mais heureusement pour les autres endroits, ils vont amener cette culture-là d’innovation.

Les freins à l’innovation

L’écoute, la créativité, l’ouverture d’esprit et le désir d’expérimenter des choses nouvelles manquent parfois cruellement dans le réseau de la santé, que ce soit à cause de la centralisation des décisions ou du stress du quotidien.

On pense que c’est nécessaire, avec les problématiques très complexes d’aujourd’hui, de développer ces compétences-là, dit Jennie Barrette, coordonnatrice des relations avec la communauté pour le Living Lab.

Une femme assise sur une table dans une grande salle avec placards de bois vernis, tables, chaises et plantes vertes

Jennie Barrette dans les locaux de Maison Mère, à Baie-Saint-Paul, transformés en espace de cotravail. C’est là que le Living Lab se réunit parfois.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Le chef de service des urgences de Charlevoix, Donald Caron, en est bien conscient. Il estime que le changement fait peur, autant aux gestionnaires qu’aux employés. On ne sait pas si ça va marcher, on n’a pas d’énergie à gaspiller.

Le temps manque aussi pour réfléchir aux meilleures façons d’agir.

On est vraiment pris dans un cercle vicieux de gestion d’horaires, dit le gestionnaire Donald Caron. Ça laisse peu de place pour se déposer sur notre chaise, sortir de la boule de stress et se demander ce qu’on peut faire autrement.

La centralisation du système de santé, engagée par l’ancien ministre libéral Gaétan Barrette, est hautement critiquée en région, ajoute le chercheur Richard Fleet, qui étudie depuis 10 ans la médecine d’urgence rurale.

« Les gens disent : on a oublié les particularités locales, avant on se débrouillait en région, on faisait beaucoup avec rien. Maintenant, le temps qu’un problème soit identifié et monte au Centre intégré de santé et de services sociauxCISSS ou au Centre intégré universitaire de santé et de services sociauxCIUSSS, il est déjà trop tard et on perd notre monde! »

— Une citation de  Richard Fleet, titulaire de la Chaire de recherche et d’innovation en médecine d’urgence à l’Université Laval

Un monsieur à lunettes et chemisette fleurie bleue en train de parler dans un stationnement, une femme à droite écoute.

Le chercheur en médecine d’urgence Richard Fleet

Photo : Radio-Canada / Chaire de recherche en médecine d’urgence

Si ce laboratoire vivant a vu le jour, c’est aussi parce que les urgences en milieu rural ont besoin d’amour. La pénurie de personnel, le manque de médecins spécialistes ou d’équipements de pointe, comme un scanner, les obligent à faire beaucoup d’acrobaties logistiques… et de transferts de patients.

Et s’il avait une baguette magique? Richard Fleet souhaite que tous les décideurs du ministère de la Santé soient formés en design thinking, en implantation d’innovation, et qu’ils en fassent eux-mêmes la promotion. Les Living Lab sont une voie d’avenir dans le secteur de la santé, dit-il, confiant. Assurément, on va en voir de plus en plus.

Un stage de leadership pour infirmières

En attendant, le Living Lab Charlevoix continue sur sa lancée.

Lors de la venue des étudiants l’été dernier, les infirmières ont formulé l’idée d’aller chercher de la relève dans les écoles secondaires de la région. Sans trop savoir encore comment s’y prendre, elles s’estiment les mieux placées pour identifier les bons côtés du métier.

C’est une autre manière de nous redonner du pouvoir sur la situation. On va y aller nous autres les chercher, on sait quoi leur dire! lance Émilie Allaire, infirmière.

Le Living Lab leur a donc proposé de commencer, un peu plus cette année, un stage de leadership et d’innovation pour celles qui le souhaitent. Elles seront épaulées pour monter des projets sur le thème du recrutement.

Émilie Allaire estime que ça vaut la peine de participer, même si le temps manque. Je vais investir du temps maintenant. Et plus tard, je vais probablement le regagner, parce que je vais avoir des collègues qui vont venir me prêter main-forte, je vais pouvoir prendre des congés de temps en temps, fait que c’est un bel investissement.

Une jeune femme assise à côté d'un bureau et d'un ordinateur

Anne-Sophie Audet, infirmière depuis deux ans à Baie-Saint-Paul.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

C’est ce qui permettra aussi à Anne-Sophie Audet, 23 ans, de souffler un peu. C’est l’une des plus jeunes infirmières de Baie-Saint-Paul. Elle aime son travail et la région de Charlevoix, mais sa motivation commence à faiblir, après deux ans d’horaires difficiles.

Si ses collègues ont davantage le choix qu’avant et une meilleure qualité de vie, ce n’est pas son cas, faute d’ancienneté suffisante. Moi, souvent, je prends les chiffres restants, dit-elle. À un moment donné, c’est tough pour le sommeil. C’est dur de garder la cadence.

Ce serait dommage qu’elle se brûle à la tâche. Un autre défi pour le Living Lab : innover pour retenir les jeunes infirmières. Car si les nouvelles recrues se découragent, le travail d’attraction aura été vain.

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